Ce site dédié à l'oeuvre de Charles JULIET est un espace de documentation subjective et de rencontre entre ses Lecteurs et l'Association "La Cause des Causeuses", avec son accord, les principaux événements concernant son actualité éditoriale et ses rencontres publiques y ont été évoqués. Suite à son décès le 28 Juillet 2024, ce site est désormais consacré à la mise en valeur de son oeuvre.
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Th (2)

 

[…]  Le colonel n’a pas fait un geste, mais son regard noir est rivé sur moi. Je sursaute. Mon béret m’échappe et roule en direction du bureau. Le colonel reprend sa lecture. J’aurais préféré rester couvert. Je ne voulais pas qu’il voie mon crâne aussi lisse qu’un caillou. Avoir la boule à zéro signifie qu’on a commis de vilaines actions, alors que moi, on n’a rien de tel à me reprocher. Le clairon sonne le rassemblement en vue de la cérémonie aux couleurs. Il y a donc plus d’une heure que je suis là, et dans cette position. Les mains du colonel jouent distraitement avec un coupe-papier qui n’est autre qu’un poignard muni d’une montre. Mes jambes me font mal. A quoi s’est occupé mon chef à cette heure-ci ? Que va-t-il penser de moi lorsqu’il apprendra toute cette histoire. Me gardera-t-il son amitié ? Et elle, si elle allait m’oublier ? C’est si long deux mois. Comment vis-tu cette attente et ta solitude. Toi qui m’as déjà tant donné, se peut-il que tu m’aimes et que tu n’aies pas le pouvoir d’intervenir ?  De me retirer de cette caserne ? Au moins empêcher que ce sergent de me causer des ennuis ? Un garçon, un homme qui est aimé, cet amour devrait le protéger, le soustraire à la souffrance et au malheur, écarter de lui les laideurs et les brutalités de l’existence. Si fort est l’amour. Il produit tant de merveilles. Ce que j’ai de mieux, je te l’offre, je te le destine. Je voudrais que le chef ne revienne plus. Tes yeux blessés, quand ils me disent ta tendresse, je suis élevé au-dessus de moi-même. Une joie violente me saisit, et en même temps, je souffre, mais c’est une souffrance qui donne de la vie, et le désir gronde, et j’ai l’impression que tu m’as vidé de mes tourments, que mon être devient meilleur que moi, que je saurai enfin te parler et t’aimer. Ô oui, viens. Viens me chercher. Viens me chercher et je ne te quitterai plus. Et nous serons plus forts que ce qui se dressera devant nous, plus fort que ce qui blesse et qui use, plus fort que c equi sépare et détruit.

                Dehors, la nuit est tombée. Il y a sans doute plus de deux heures que je me tiens au garde à vous.

  • Je suppose que tu sais pourquoi tu es là ?

Je sursaute. Je bafouille :

  • Non mon colonel.
  • Je t’en prie. Ton capitaine m’a transmis cette demande de punition qui lui a été remise par un chef de section de ta compagnie. En voici le motif : Elève indiscipliné, insolent, faisant preuve en toute circonstance du plus mauvais esprit…

D’un signe de tête, je montre que je ne suis pas d’accord.

  • Ne viens pas contester ce qui a été écrit et que ton capitaine a contresigné.
  • Mais mon colonel…
  • Tais-toi.

Mon colonel, je voudrais…

  • Tais-toi. Je ne t’ai pas demandé de parler. Tu devrais te rendre compte que les lignes que j’ai sous les yeux ne peuvent aucunement me prédisposer en ta faveur.
  • Peut-être mon colonel, mais…
  • Je t’ai ordonné de te taire. Tu n’es pas là pour me raconter tes histoires. Tu es là pour écouter ce que j’ai à te dire et apprendre ce que sera ta punition.
  • Mon colonel, je vous en prie, écoutez-moi.
  • Je te donne l’ordre de la boucler. Tu m’entends ? Ce que tu as fait est grave. Des voyous comme toi, ici, on n’en a pas besoin.
  • Mais mon colonel, je ne suis pas un voyou.
  • Je vais sortir de mes gonds si tu continues. Tu es exaspérant à la fin. Je te dis de te taire. Tu m’as compris ?
  • Mais il faut que je vous explique mon colonel.
  • Si tu prononces encore un mot, tu prends la porte.
  • Mon chef de section m’a accordé son amitié, et s’il n’était pas parti en stage, rien de tout cela ne serait arrivé.
  • Tu l’as cherché. Tu devais te prendre trois jours de permission. Eh bien, cette permission, tu la passeras à la caserne.
  • Tant mieux mon colonel.

Il se lève, se précipite sur moi, et curieusement, en le voyant se dandiner, je ne peux réprimer l’ébauche d’un sourire.

  • Comment ? Qu’est-ce que j’entends ? Et avec çà tu souris ?
  • Oui mon colonel, j’ai dit tant mieux. Je n’aime pas les vacances.
  • Petit menteur. Petit effronté. Et tu ne serais pas un voyou ?
  • Ecoutez-moi mon colonel. Mon chef de section m’a…
  • Je n’ai encore jamais vu ça .

Il me prend le menton entre son puce et son index, approche son visage à quelques centimètres du mien .

  • Ne crois pas qu’on me tient tête impunément. C’est toi qui l’auras voulu. Sache que je te fous en cabane. Jusqu’au départ en vacances. Après, on avisera. A l’ombre tu auras tout le temps de te calmer.
  • Ce n’est pas si sûr mon colonel.
  • Quoi ?
  • Vous avez bien entendu mon colonel.
  • Quoi ?
  • Vous avez bien entendu mon colonel.
  • Pour ces mots, tu seras renvoyé de l’école.

J’ai cinq minutes pour quitter ma tenue 1 , me mettre en treillis, descendre avec une couverture sous le bras, et rejoindre mon capitaine qui m’attend près du porche.

  • Qu’as-tu encore fait ? Tu ne peux pas te tenir un peu tranquille. Avant, nous n’avions aucun problème avec toi. Tu as tort de vouloir jouer les fortes têtes. Tu vois où ça mène. Qu’as-tu dit au colonel pour l’avoir mis dans un pareil état ?

Je hausse les épaules. Si je prononçais un mot, je me mettrais à pleurer. Nous descendons les escaliers. Il ouvre une porte et nous trouvons dans un couloir sombre, mal éclairé par une petite fenêtre munie de barreaux, et qui donne sur une avenue menant vers la ville. Sur la droite, les portes en bois plein des deux cellules. Il ouvre la première. Il en vient une odeur désagréable de renfermé. Elle est étroite, et un bat-flanc, haut d’une cinquantaine de centimètres, en occupe toute la surface. Je jette ma couverture au fond de la cellule. Le capitaine me demande de lui remettre mes lacets et ma ceinture. Puis il fouille mes poches et me confisque mon opinel. Qu’il s’empare de mon couteau m’afflige et me révolte, car c’est un peu comme s’il m’arrachait une part de moi-même. Depuis trois ans que je l’ai, je ne m’en suis pas séparé un seul jour.

                A l’instant où je monte sur le bat-flanc qui craque et sent l’humidité, il me donne une tape amicale sur la nuque et me dit qu’il cherchera à plaider ma cause auprès du colonel. Il tourne la clé et la serrure émet des grincements lugubres. Il n’a pas franchi la porte du couloir que je frappe déjà à grands coups de poings contre le mur. A m’en briser les os.

 

CHARLES JULIET , L’année de l’éveil, P.O.L.  1989

Réédition 2006 , Folio, p.191 -196

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